Article de Léna Chorot, paru dans L'usine digitale, le 20 décembre 2022.
"La promesse est déjà tenue". Pour Franck Cazenave, auteur de "La robomobile" paru aux éditions Descartes & Cie, les véhicules autonomes sont déjà en circulation. Mais cela se joue aux Etats-Unis avec des entreprises comme Waymo, la filiale d'Alphabet, ou Cruise qui appartient à General Motors. Et il s'agit de déploiements localisés et encore très limités.
En France, le secteur est moins ambitieux. Nombreuses sont les expérimentations menées avec des navettes, mais les voitures sont moins visibles. Difficile dans ce contexte d'avancer que les promesses faites dans les années 2010 ont été tenues. La question reste de savoir si on peut imaginer dans un avenir plus ou moins proche que des véhicules autonomes soient commercialisés auprès du grand public ?
Se pencher sur ce sujet revient d'abord à définir ce qu'est un véhicule autonome. Dans l'imaginaire collectif, le véhicule autonome à proprement parler est celui de niveau 5 SAE. Cela concerne donc les véhicules pleinement autonomes, qui n'ont plus besoin d'être équipés de pédales et de volant, puisque la voiture conduit réellement toute seule, sur toutes les routes et dans toutes les conditions, et est capable de réagir comme le ferait un conducteur humain (voire mieux). Mais, dans la réalité "la notion de véhicule autonome est progressive", comme le rappelle justement Oussama Ben Moussa, responsable Autonomous Mobility chez Capgemini Engineering.
Au niveau précédent, dit 4 SAE, le véhicule est pleinement autonome dans des zones géographiques prédéfinies. Si le conducteur n'est pas responsable de la conduite dans ces situations, il doit toutefois reprendre la conduite lorsque le système le demande. Mais si ce n'est pas le cas, le véhicule est en capacité de se mettre en position de sécurité.
Le niveau 0 n'a aucune assistance et le niveau 1 désigne les véhicules avec des systèmes pouvant gérer soit le contrôle longitudinal (vitesse et distance avec les véhicules qui précèdent), soit le contrôle latéral du véhicule (suivi des lignes blanches) mais pas les deux en même temps. Comme pour le niveau 2, le conducteur doit garder les yeux sur la route et les mains sur le volant. Le niveau 2 SAE permet au conducteur de déléguer, dans certaines situations, le contrôle longitudinal et latéral du véhicule tout en restant responsable de la supervision (aide au stationnement, régulateur de vitesse adaptatif). Ces systèmes d'aide à la conduite équipent très largement les véhicules neufs aujourd'hui.
L'objectif ici est très souvent "la sécurité de la conduite, avec des fonctionnalités pour éviter les collisions, réguler les distances de sécurité, éviter les sorties de route, explique Oussama Ben Moussa. Le déploiement massif de ces systèmes est confirmé par la réglementation européenne qui impose aux véhicules d'embarquer certaines de ces fonctions automatisées."
Le premier palier à franchir pour les constructeurs concerne les systèmes avancés d'aide à la conduite (ADAS) de niveau 3 SAE. La surveillance de l'environnement incombe au système embarqué et plus au conducteur humain, même s'il doit rester attentif et être en mesure de reprendre le contrôle du véhicule à tout moment. La conduite peut être totalement déléguée dans certaines conditions prédéfinies (stationnement intelligent, pilote sur autoroute). Pour résumer, ces systèmes sont définis comme de la conduite semi-autonome. Et "ces fonctions devraient se déployer dans les mois et années à venir", analyse Oussama Ben Moussa, évoquant "un premier pas vers la conduite autonome."
Par exemple, Mercedes a obtenu l'autorisatio de commercialiser un tel système en Allemagne. Baptisé Drive Pilot, l'assistant est proposé sur les Mercedes Classe S. De même, Honda a annoncé la commercialisation d'un système similaire au Japon, et General Motors en Amérique du Nord avec Super Cruise. À l'inverse, les systèmes proposés par Tesla relèvent du niveau 2 SAE puisque les conducteurs ont l'obligation de garder les mains sur le volant. Une nuance de taille au vue du marketing fait par le constructeur de véhicules électriques autour de ses fonctionnalités Autopilot et Full Self-Driving (FSD).
A noter que les véhicules commercialisés avec ces ADAS sont des véhicules haut de gamme, achetés par quelques particuliers qui en ont les moyens, mais aussi par les professionnels du transport, chauffeurs de taxis et VTC. Il faudra sans doute encore de nombreuses années avec que ces fonctionnalités ne se diffusent en série auprès du grand public.
Cette commercialisation a poussé les autorités à agir sur la question de responsabilité en cas d'accident, un sujet inhérent au véhicule autonome et à la conduite en général. En France, le conducteur peut désormais se dégager de sa responsabilité pénale lorsqu'un ADAS de niveau 3 SAE fonctionne dans ses conditions normales d'utilisation. Seul le constructeur ou son représentant légal devant les autorités compétentes sont responsables. Il est probable que la législation évolue pour offrir une solution similaire avec les niveaux d'autonomie 4 et 5.
Une des difficultés majeures rencontrées pour le développement de cette technologie est d'ordre financier. "Les avancées dans le véhicule autonome sont freinées notamment parce que l'industrie dépense des milliards dans l'électrification et donc moins dans l'automatisation", explique Tony Jaux, responsable du programme véhicule connecté à la PFA, rencontré à l'occasion d'un événement 5G Open Road. Un constat partagé par d'autres observateurs du secteur.
Avec les difficultés économiques, les budgets alloués à la R&D sont plus restreints et les constructeurs automobiles se concentrent sur les contraintes réglementaires qui pèsent sur les émissions de polluants et l'électrification des véhicules demandées à l'échelle européenne. Pour développer un système de conduite autonome, Franck Cazenave estime qu'il faut "entre 10 et 20 milliards d'euros." Avec le ralentissement des investissements, il n'est pas étonnant que les développements technologiques semblent stagner. Argo AI, une start-up du secteur largement financée par Volkswagen et Ford, en a récemment fait les frais.
"Argo AI a été parmi les dernières entreprises à se lancer et demandait des investissements encore massifs, temporise Franck Cazenave. Les constructeurs ont peut-être simplement fait le constat que d'autres solutions plus matures que celle-ci existent." Pour le spécialiste, cela ne doit pas être interprété comme un manque de volonté ou la fin de la recherche dans ce domaine. "Les enjeux autour du véhicule autonome sont colossaux, les entreprises continuent d'investir massivement en milliards d'euros chaque année", ajoute-t-il.
Toutefois, il convient de noter une différence entre les Etats-Unis, où les investisseurs sont plus nombreux et moins frileux, et l'Europe qui cherche encore à financer ses licornes.
Des promesses assez importantes ont été faites pour attirer les investisseurs au cours de la dernière décennie. Aujourd'hui, pour rentabiliser ces fonds, les start-up se doivent de déployer massivement cette technologie sur les routes. Et cela semble à ce jour assez compliqué. "Des générations ne connaîtront pas les voitures d'aujourd'hui", assure toutefois Oussama Ben Moussa, pour qui les voitures autonomes circuleront à terme massivement sur les routes. Mais la question reste : à quel horizon ?
"Fin 2010 on pensait que le véhicule autonome serait disponible dans quelques années, mais cela prend beaucoup plus de temps", constate simplement Tony Jaux. L'horizon 2030, qui était auparavant évoqué, semble inatteignable. Le déploiement massif des ADAS de niveau 3 SAE se fera jusqu'en 2030, selon le consultant de Capgemini. Puis, dans les années qui suivront les constructeurs déploieront massivement des systèmes de niveau 4 et 5.
Au niveau de la feuille de route, Tony Jaux pense que les véhicules autonomes seront déployés de façon conséquente dès 2025 mais sur des zones géographiques protégées où il y a moins d'aléas. Cela peut être par exemple le cas pour des véhicules de logistique dans les usines ou pour des engins de chantier. Il conviendra ensuite d'étendre progressivement le domaine d'application et le volume de véhicules déployés. La question du déploiement entraîne évidemment celle des cas d'usages et des business models.
"Pour ce qui est du véhicule privé, le business model est intimement lié à l'adoption des différents niveaux d'autonomies par les particuliers", croit savoir Oussama Ben Moussa. Concrètement, cela devrait se développer progressivement au fur et à mesure de la mise en place de nouvelles habitudes de conduite et du renouvellement du parc de véhicules.
Un accélérateur possible concerne les services que les constructeurs déploieront, l'expérience utilisateur à bord, pour que les usagers puissent rentabiliser leur achat. "Les niveaux 4 et 5 apportent du temps libre au conducteur", explique Oussama Ben Moussa. Et sur ce sujet, les constructeurs ont largement communiqué en présentant différents concept cars, plus ou moins futuristes. Mais sauront-ils remplir leurs promesses ?
Cette expérience utilisateur est d'autant plus nécessaire que la question du renforcement de la sécurité aura été réglée avec les niveaux 2 et 3 SAE. A l'inverse, Tony Jaux ne croit pas au véhicule autonome pour les particuliers en raison de son coût. Un sentiment partagé par Carlos Tavares, le patron de PSA. Reste alors les cas d'usages autour de la mobilité partagée, que beaucoup d'observateurs jugent plus pertinents.
"Il faut penser la réussite des véhicules autonomes selon les cas d'usages et les besoins", observe d'ailleurs Franck Cazenave. Il n'est pas nécessaire de déployer de tels véhicules à Paris, qui a déjà une offre de transport pléthorique. Le manque est dans les zones péri-urbaines, rurales ainsi que pour les liaisons de banlieue à banlieue, avec l'intention de désenclaver les zones dépourvues de transport public. Par exemple, il est possible de déployer des navettes autonomes à la demande comme l'expérimentation menée dans le cadre du programme 5G Open Road à Velizy.
Mais il n'est pas si simple de conduire en milieu rural. Les routes n'ont pas toujours de marquage au sol, important pour que le véhicule autonome puisse se repérer facilement. Elles peuvent être étroites et sinueuses. Comme en ville, d'autres usagers sont présents. Cela peut être des cyclistes, des piétons, des engins agricoles ou de chantiers – qui peuvent rendre la route glissante en y déposant de la boue – voir même des animaux sauvages, si imprévisibles.
Les premiers déploiements aux Etats-Unis s'expliquent aussi par la présence de grands boulevards et de nombreux feux de signalisation aux intersections. Des voies publiques qui contrastent avec les routes européennes, plus difficiles à appréhender pour des systèmes de conduite autonome. Une autre difficulté à relever est que le système puisse fonctionner sous toutes les conditions climatiques (nuit, journée ensoleillée, pluie, neige, verglas, brouillard...) ce qui semble loin du compte aujourd'hui, les véhicules autonomes pouvant encore être éblouis par le soleil ou aveuglés par la pluie.
Un autre secteur pertinent est celui du transport de marchandises, qui est un marché colossal qui souffre d'une pénurie de chauffeurs. Ce cas d'usage est d'autant plus intéressant qu'il est possible d'avoir des camions autonomes sur des autoroutes, un endroit moins complexe qu'une zone urbaine. Les convois en platooning, qui consistent en un camion conduit par un chauffeur et d'autres camions autonomes le suivant, semble également être un cas d'usage qui pourrait voir le jour plus rapidement. Les investissements, directs ou indirects, d'Amazon et Walmart dans le transport autonome confirment d'ailleurs cette tendance.
"Est-ce-que le véhicule autonome a besoin de passer place de l'Etoile [à Paris, ndlr] pour proposer de nombreux services ?", s'interroge Franck Cazenave. "Déjà que des conducteurs ne s'aventurent pas sur des endroits compliqués, s'il faut imaginer le cas le plus difficile pour les véhicules autonomes et affirmer qu'ils ne sont pas près tant qu'ils ne peuvent pas circuler à ces endroits, ce n'est pas logique."
Aux Etats-Unis, ils ont une approche plus pragmatique où des véhicules autonomes de Waymo et Cruise sont déjà en circulation sans opérateur de sécurité à Phoenix et San Francisco (dans certaines zones uniquement). Certains peuvent même transporter du public dans des zones au préalable largement cartographiées. Mais la réalité semble plus complexe, comme le rapporte Bloomberg, et ces véhicules empiètent parfois sur des propriétés privées et ne savent pas comment réagir face à certains obstacles.
Waymo avait commencé à tester son service de robots taxis à Phoenix en 2017, et l'a ouvert au grand public sous le nom Waymo One en 2020. Force est de constater que les déploiements ne se sont pas succédés depuis, puisque San Francisco est la seconde ville à accueillir ce service et que la filiale d'Alphabet vient seulement d'y faire la demande pour commercialiser des courses à bord de ses robots taxis.
En parallèle, la National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA), l'agence américaine en charge de la sécurité routière, enquête sur les arrêts soudains des véhicules autonomes de Cruise sur les routes de San Francisco. Arrêts qui pourraient avoir entraînés des accidents et ont engendré une série de plaintes. Pourtant Cruise a lancé son service dans cette ville en grande pompe, après de long mois de retard sur ses promesses originelles. Pour l'instant seuls certains quartiers sont desservis.
Ces expérimentations sont rendues possibles par une réglementation plus permissive. "Les cadres légaux français et européen contraignants sur l'innovation limitent la possibilité d'avoir des véhicules avec des fonctionnalités de conduite déléguée sur les routes", fustige Franck Cazenave. La convention de Vienne sur la circulation routière, qui impose un conducteur derrière le volant, est notamment mise en cause. Elle a été révisée pour permettre les délégations de conduite de manière temporaire (niveau 3 SAE) mais à une vitesse limitée de 60 km/h, qui devrait être augmentée. Une évolution jugée trop lente.
Beaucoup d'expérimentations ont dépassé le stade de simples tests aux Etats-Unis. Mais cela n'est pas le cas en Europe, qui accueille de très nombreuses expérimentations de navettes autonomes sur routes ouvertes mais à vitesse limitée (souvent 30 km/h même s'il y a des pics à 50 km/h). "La France est championne de la navette autonome", résume tout simplement Oussama Ben Moussa. Côté constructeur automobile, les Français "restent à l'état d'expérimentation, sans planning de massification des déploiements", ajoute-t-il. Font-ils preuve de frilosité ?
Un autre frein au développement de cette technologie en Europe est le fait que cette zone n'est pas un pays unifié comme la Chine ou les Etats-Unis. Cela se voit par exemple avec les panneaux routiers qui changent d'un pays à l'autre, ce qui oblige à adapter et entraîner les modèles d'intelligence artificielle pour les différents pays. C'est une question de coût de développement et de retour sur investissement. Question d'autant plus essentielle que les constructeurs automobiles sont en train d'opérer une transition pour se mettre à niveau côté logiciel.
Originellement, les sujets touchants au logiciel relevaient des équipementiers automobiles. Mais avec l'arrivée des véhicules électriques, connectés et autonomes, les constructeurs cherchent à prendre la main sur ces sujets. La présence de Waymo (Google) et Apple sur le champ du véhicule autonome montre que les entreprises technologiques ont une carte à jouer. Mobileye a su s'imposer comme un acteur majeur du secteur et de nombreuses start-up cherchent à se faire un nom.
Des rapprochements et partenariats sont noués pour partager les connaissances et… les coûts de développement. La recherche dans ce domaine se poursuit dans l'automobile et d'autres secteurs qui pourront bénéficier des technologies de conduite autonome comme le ferroviaire, l'aérien et le nautique. Un partage de connaissance essentiel pour avancer dans un domaine aussi complexe et sensible.
La réalité d'un véhicule autonome en circulation sur les routes de France semble très lointaine aujourd'hui. Le prochain cap à passer sera celui de la mise en circulation de tels véhicules dans des milieux fermés, type usine, à des routes ouvertes. Le pallier technologique à franchir est conséquent. Les expérimentations menées dans ce domaine semblent caler depuis quelques années, ou tout du moins tourner en rond autour de cas d'usage assez similaires (des voitures qui rencontrent quelques difficultés aux Etats-Unis, et des navettes autonomes qui avancent à 30 km/h en Europe).
Le déploiement de fonctionnalités semi-autonomes, des ADAS de niveau 3 SAE, va se faire progressivement sur plusieurs années. Il est aussi probable que les constructeurs parviennent à proposer des systèmes de conduite autonome sur des zones précises ce qui correspond au niveau 4 SAE. Mais la mise au point d'un véhicule autonome qui puisse rouler à la fois en ville, à la campagne et sur autoroute tout en pouvant franchir des frontières semble aujourd'hui encore assez utopique.
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/snt-seconde ou directement le fichier ZIP Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0